"Alors que l’Occident cherche ses mots pour s’adresser au monde Musulman, c’est peut-être le moment de redécouvrir Louis Massignon (1883-1962)..."
"Ecrits mémorables", de Louis Massignon : Massignon au feu de la foi
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Ecartelé entre le catholicisme de sa mère et le scientisme laïque de son père, Louis Massignon perd la foi très jeune. Il suit des cours d’arabe et d’islamologie à l’Ecole des langues orientales, à Paris. Après un voyage au Maroc et de premières recherches sur Léon l’Africain, il passe huit mois au Caire, en 1906-1907. Ce séjour en Egypte est doublement déterminant. D’abord, parce que le jeune orientaliste y vit une passion amoureuse avec un dandy homosexuel, Luis de Cuadra, qui le poursuivra jusqu’au suicide de celui-ci, des années plus tard.
Le redécouvrir et tenter de le cerner, parce que ce brillant islamologue, considéré comme l’un des plus grands orientalistes européens du XXe siècle, a été un personnage hors norme, souvent incompris. En rassemblant ses écrits dans une édition critique en deux volumes, qui ne sera certainement pas un succès de librairie, la collection "Bouquins" se montre à la hauteur de l’ambition intellectuelle qui a présidé à sa naissance il y a trente ans.
Les quatre universitaires qui se sont attelés à ce travail de bénédictin avaient le souci d’en finir avec une caricature, explique Christian Jambet, professeur de philosophie, arabisant et iranisant. Pour ses détracteurs, Louis Massignon est accablé en effet de tous les péchés du monde. Ils ne le considèrent pas seulement comme un savant illisible ou inexact, mais comme un chrétien illuminé, un islamophile invétéré, un ennemi d’Israël, un anticolonialiste foncièrement colonial...
Or, Massignon était "avant tout un esprit scientifique", affirme Christian Jambet. Ou, pour le dire avec les mots du philosophe Jacques Maritain, son ami de longue date, "un homme d’une singulière grandeur et d’un extraordinaire génie", chez qui "la science la plus érudite, la plus approfondie" s’alliait à "une dévorante soif mystique de justice et d’absolu". De ce personnage exceptionnel, Romain Gary a fait un portrait saisissant, dans La Nuit sera calme (Gallimard) : "Un fil d’acier, chauffé à blanc, vibrant, toujours prêt à se rompre. (...) Un physique fragile de vieillard adolescent, un corbeau gris et translucide, avec un de ces regards noirs, brûlants, à vous faire des trous dans votre veston."
Ensuite, parce qu’il découvre un personnage étonnant, Al Hallâj Ibn Mansour, un mystique musulman mort en martyr à Bagdad en 922 pour avoir osé faire état d’un amour réciproque entre Dieu et l’Homme, ce que l’islam n’admet pas. Massignon lui consacrera une thèse magistrale, qui, par sa richesse comme par son style, marquera un tournant dans les études islamologiques (La Passion de Hallâj, Gallimard, 1975).
Mais pour le moment, c’est sa propre vie qui va basculer lors d’une exploration aventureuse dans le désert irakien. Moqué pour son homosexualité, soupçonné d’espionnage, menacé de mort et emprisonné, Louis Massignon cherche à s’évader, puis à se suicider au moyen d’un poignard. Le 3 mai 1908, il est foudroyé par une expérience spirituelle, comme il ne le racontera en détail qu’un demi-siècle plus tard (voir extrait).
C’est désormais un chrétien mystique, vivant "l’extase de l’abandon", qui va étudier l’islam.
En 1910, en tenue d’étudiant arabe, Massignon assiste aux cours de la mosquée d’Al-Azhar, au Caire. Mobilisé en 1914, il est envoyé sur le front d’Orient, sera décoré de la croix de guerre et entrera à Jérusalem aux côtés de Lawrence d’Arabie. Sans manquer de s’indigner contre le manquement à la parole donnée aux Arabes de pouvoir créer un royaume indépendant.
"EPISTOLIER FRÉNÉTIQUE"
Massignon enseigne comme suppléant au Collège de France où il sera élu en 1926 à la chaire de sociologie et sociographie musulmane. Il collabore à la Revue du Monde musulman, avant de lancer en 1927 la Revue des études islamiques. C’est "un savant à la production océanique, épistolier frénétique, rédigeant jusqu’à vingt-cinq lettres par jour", souligne François Angelier. Mais il n’a rien d’un orientaliste de cabinet. Multipliant les voyages et les conférences, en français ou en arabe, il entreprend aussi de nombreux pèlerinages, qui ont pour lui le sens d’un exil, d’un décentrement, afin de sortir de soi, "aller vers un autre pour évoquer avec lui un Absent".
Pourquoi un seul Dieu, le Dieu d’Abraham, a-t-il voulu trois révélations ? Cette question ne cesse de hanter Louis Massignon. "Je reproche à beaucoup de chrétiens leur attitude de mépris à l’égard de Mohammed", un homme qui ne s’est pas "déifié", qui a "transmis avec sincérité et authenticité" un message de l’au-delà, dit-il en décembre 1947. Comme le souligne François L’Yvonnet, il "accorde à la langue arabe le privilège inouï d’être la dernière "langue liturgique" dans laquelle Dieu s’est adressé aux hommes".
Louis Massignon - et cela lui sera beaucoup reproché - étudie l’islam de l’intérieur. "Pour comprendre l’autre, selon lui, il faut se mettre dans l’axe de sa naissance." Prendre l’islam par le haut, par sa mystique, et comparer les deux religions au même niveau, sans opposer l’idéal chrétien au comportement des musulmans.
Ceux-ci n’admettent pas la crucifixion du Christ ? Massignon vivra la croix à leur place. Il a été très marqué par ses rencontres avec le père Charles de Foucauld, devenu un confident (Jean-François Six, Le Grand Rêve de Charles de Foucauld et Louis Massignon, Albin Michel, 2008). Un moment, il a pensé le rejoindre au Sahara. C’est de lui qu’il tire l’idée de "substitution" spirituelle (badaliya en arabe), qui donne naissance en 1934, en Egypte, à une "sodalité de prière" un peu difficile à saisir : ces chrétiens d’Orient ne cherchent pas à convertir les musulmans, mais à s’offrir en "substitués" à leur place, en "payant leur rançon" auprès du Christ.
Louis Massignon n’est-il pas devenu lui-même un chrétien d’Orient ? En 1950, bien que marié, il est secrètement ordonné prêtre au Caire selon le rite grec catholique...
En 1946, l’islamologue est nommé président du jury de l’agrégation d’arabe. En juin 1953, il entame un premier jeûne privé pour la paix en Afrique du Nord. Devenu président de l’association des Amis de Gandhi, il engage une lutte non violente contre la guerre en Algérie.
Cela ne lui vaut pas que des amis. En 1958, à Paris, il est frappé au visage avant une conférence sur Charles de Foucauld, et perd l’usage de l’oeil droit. Ce qui ne l’empêche pas, deux ans plus tard, de participer à un sit-in au camp de Vincennes pour protester contre le traitement infligé aux Algériens de France...
Chrétien engagé, islamologue contesté, Louis Massignon est aussi un immense écrivain, au style étincelant. A son amie libanaise Norah Zalzal qui lui demande quand il publiera "le grand ouvrage" devant couronner sa carrière, il répond : "Pour qui me prenez-vous ? Notre seul grand ouvrage c’est notre vie, notre mort surtout."
ECRITS MÉMORABLES de Louis Massignon. Edités sous la direction de Christian Jambet par François Angelier, François L’Yvonnet et Souâd Ayada. Robert Laffont, "Bouquins", 2 vol., 1 024 p. chacun, 58 €.
Robert Solé
Extrait
"L’Etranger qui m’a visité, un soir de mai, devant le Tâq, sur le Tigre, dans la cabine de ma prison, et la corde serrée après deux essais d’évasion, est entré, toutes portes closes, Il a pris feu dans mon coeur que mon couteau avait manqué, cautérisant mon désespoir qu’Il fendait, comme la phosphorescence d’un poisson montant du fond des eaux abyssales. Mon miroir intérieur me l’avait décelé, masqué sous mes propres traits - explorateur fourbu de sa chevauchée au désert, trahi aux yeux de ses hôtes par son attirail de cambriole scientifique, et tentant encore de déconcerter ses juges avec un dernier maquillage, camouflé, de toucher du jasmin aux lèvres et de kohl arabe aux yeux - avant que mon miroir s’obscurcisse devant Son incendie.
Aucun nom alors ne subsista dans ma mémoire (pas même le mien) qui pût Lui être crié, pour me délivrer de Son stratagème et m’évader de Son piège. Plus rien ; sauf l’aveu de Son esseulement sacré : reconnaissance de mon indignité originelle, linceul diaphane de l’entre-nous deux, voile impalpablement féminin du silence : qui le désarme ; et qui s’irise de Sa venue ; sous Sa parole créatrice...
L’Etranger qui m’a pris tel quel, au jour de Sa colère, inerte dans Sa main comme le gecko des sables, a bouleversé, petit à petit, tous mes réflexes acquis, toutes mes précautions, et mon respect humain. Par un renversement des valeurs, Il a transmué ma tranquillité relative de possédant en misère de pauvresse."
(Réponse à l’"Enquête sur l’idée de Dieu et ses conséquences", L’Age nouveau, no 90, janvier 1955.)
"Ecrits mémorables", vol. I, p. 6-7.
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